À toi… compagnon d’un unique voyage qui a su recueillir ma dernière étincelle. Je te pose sur cette page espérant percevoir l’écho, ressentir l’ultime vibration sensible et incertaine qui s’évanouit puis me quitte pour tomber dans le silence.
Une fois encore je reviens à toi en pensée, à ce printemps, une semaine sans enfants, un cliché, Venise, le vent dans la lagune qui me promène d’île en île. C’est la fin, je rentre. J’aperçois à l’avant du vaporetto mon homme, de dos, très beau, quelques filets d’argent pris dans les cheveux. Il veille sur nos bagages.
Assise au milieu des touristes, bercée par les langues étrangères, j’aspire le paysage. Une tristesse douce et lointaine monte en moi, la nostalgie de rien, de tout, me submerge. Fin d’anesthésie qui rend mon corps réceptif, mes émotions prégnantes. Présente à la gifle du vent, aux railleries des mouettes, à la danse des vagues, au roulement du moteur, je porte la mort de mon mariage, la transformation des flammes en cendres ennuyeuses.
Je suis mon mari, le précède, trop longue compagne, depuis notre jeunesse. Le temps m’a effacée. Une hydre à deux têtes forme un nous efficace et complice, un gentil monstre sans mains pour se toucher, sans lèvres pour se baiser, qui chemine insensible dans une même direction. Sa tête à lui ne souffre pas alors que dans la mienne, trop souvent, je dois éteindre l’incendie qui m’éveille et, à bout d’arguments, de courage, replonger en eaux froides, mourir, laisser le courant m’emporter vers le nous.
Pourquoi l’écrire, lui qui m’endort et m’efface au présent alors que c’est toi que j’appelle, que j’invoque du passé pour sentir un peu de chaleur et de vie ?
Le bateau, Venise, je n’étais plus l’hydre, j’étais femme dans un corps éveillé et frustré. Je savais ce désir condamné, une dernière flambée avant l’abandon, la maison, la mère, la compagne. Lorsque tu as chanté. T’en souviens-tu ? As-tu vécu ce moment ? Tu pilotais. Nous nous sommes regardés comme deux âmes se harponnent. Mon sourire triste, tes yeux amoureux. Sous le soleil, tu m’as offert les seuls présents que je pouvais accepter : un regard qui disait je te veux, une voix qui caressait mon corps par la sensualité des mots. J’ai détourné les yeux, émue, ouvert mes oreilles et ma peau à ton chant. La mer, ton visage, la mer, ton visage. Te trouver, recevoir l’amour, distant, puissant, un instant sans avant ni après, le don d’un homme, un inconnu, toi l’italien, le cliché, qui sut discerner l’ultime étincelle de femme qui s’éteignait en moi. Tu m’as portée sur l’autre rivage. Doucement ton bateau m’a posé sur la terre ordinaire. Passant à tes côtés, nos mains se sont frôlées, caresse incertaine, échange de ta faim, de ma fin. Je me suis éloignée, compagne asexuée vers une vie de veille, d’hydre sans rêve qui inhume dans cette lettre le souvenir de ses défunts désirs.
Je t’ai aimé, un infini, une seconde, si lointaine qu’à présent toi aussi tu t’estompes et nous nous retrouvons unis dans l’effacement.
Frédérique Huguet Jarnot Retrouvez les autres nouvelle de Et puis partir, recueil auto-édité. © Monginoux www.Photo-Paysage.com cc by-nc-nd